samedi 24 avril 2010

PTDR


Un nazisme ordinaire, sans doute, distillé, moins virulent que le modèle. Un nazisme pourtant, aussi mortel à long terme. Celui qui utilise un sigle, non seulement euphémise la réalité, mais encore se donne le sentiment réconfortant, par un savoir spécial, d'appartenir, en tant qu'initié, à une communauté particulière. Le souci de la brièveté, indispensable à la rationalité technique, s'allie ainsi au sentiment mystique d'appartenir à un cercle d'élus, tout en s'épargnant la peine de devoir énoncer une réalité pénible.
Innombrables, les victimes de ce jeu sémantique sont consentantes. Hier gardiens de magasin, surveillants de collège, moniteurs, infirmiers, possédant un métier et des responsabilités précises, ils se rengorgeront d'être demain appelés « techniciens de surface », « ingénieurs de la sécurité », « interlocuteurs de proximité », « agents d'ambiance », « coordinateurs de le petite enfance » ou « auxiliaires de vie »...
La litote, usée comme le cache-misère d'une réalité pénible, trouve son pendant dans l'hyperbole des titres décernés, aussi dérisoires que ceux qui, du
Kapo au Blockältester, du Vorarbeiter au Prominent, réglaient la hiérarchie bouffonne des camps. C'est ce que Victor Klemperer, analysant la langue technocratique des nazis, avait appelé « la malédiction du superlatif ».

Jean Clair, La barbarie ordinaire, Gallimard, 2001


Non, décidément, on ne peut plus rien entendre.
Ne pas fâcher, surtout ne pas fâcher. Ne pas froisser, ne pas heurter. Ne rien faire crisser, ne rien faire cogner, prévenir le moindre cri.
Savoir qu'après le nazisme et son oeuvre, l'abolition du visage, il faudra tendre sa croupe expiatoire d'occidental honteux, de blanc délavé, de salaud éternel pour aussi se crever les tympans.
On ne peut plus rien entendre parce qu'on ne peut plus rien dire.
La justice n'aura bientôt même plus à se servir de la police de la pensée pour satisfaire les désirs de suicide lent et collectif , l'analphabétisation en cours parviendra à faire croire qu'un adolescent délinquant n'a pas d'origine, n'a pas de visage, n'a pas d'autre histoire que la sienne, qu'il est simplement, et en tout état de cause, un jeune.
N'ayant plus aucune forme que celle de la déchéance, notre civilisation revêt le masque de l'adolescence éternelle pour cacher son agonie putrescente, dans tous les lieux publics, avec ostentation, crasseuse, puante, les pieds sur les fauteuils des bus et les crachats dans le dos des passants.
N'ayant plus aucun désir de conquête non plus que de découverte, notre civilisation se cache le sexe d'un voile de sainteté nommé tolérance pour éclipser son rabougrissement, son flétrissement, son impuissance. L'intégracisme, l'autre nom que je donne à l'anti-racisme institutionnalisé et qui n'est rien d'autre qu'un nouveau totalitarisme, est le cache-sexe de notre dégoût de nous, la guerre que l'on se mène contre nous-mêmes, bourreaux de nous, nous, victimes en bourreaux. En aucun cas il ne s'agit d'amour de l'autre.
Au début était le Verbe, sa disparition est inéluctable dès lors que l'on approche de la fin. N'ayant plus de langue, notre civilisation se griffe de sigles et autres acronymes pour faire croire à son audace et son sens de l'innovation.

Oui, décidément, il est fort à craindre que notre civilisation est morte en 1932.

9 commentaires:

Georges a dit…

Magnifique, ce texte de Jean Clair !

Georges a dit…

Mais c'est affreux, Beuche : vous êtes complètement réac !!!

Beuche a dit…

Magnifique, ce texte, oui. Comme tout le livre qui, comme toutes les grandes oeuvres, transcende son sujet (en l'occurence Zoran Music).
Je vous le recommande chaudement, si le grand progressiste devant l'Eternel que vous êtes ne l'a pas déjà lu...

Georges a dit…

J'ai envie de transcender mon sujet (Georges).

Beuche a dit…

Je croyais que Georges était votre objet.

Georges de La Fuly a dit…

Quand sujet et objet se rencontrent, il arrive qu'on ait envie de les briser l'un contre l'autre.

Georges de La Fuly a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Chr. Borhen a dit…

"Savoir qu'après le nazisme et son oeuvre, l'abolition du visage,[...]"

Sur le sujet, j'ai rarement lu un trait de feu aussi lumineux, si je puis dire.

Alors oui, rien que pour ça, permettez que j'ôte mon chapeau et que je vous baise les pieds cher Beuche.

Beuche a dit…

Si c'est que les pieds !...