dimanche 2 mai 2010

Une contribution insolite au débat sur l'identité nationale



Nous sommes en 1941.
Cioran est à Paris, il s'est exilé de Roumanie après ses sympathies grandiloquentes et exaltées pour le fascisme de la Garde de fer.
Il a vu les Allemands entrer dans Paris et remonter le boulevard Saint-Michel — la petite Histoire retiendra qu'il a failli y être la premier victime, en France, des nazis, après avoir envoyé un paquet de cigarettes à des prisonniers.
Désormais, son destin sera, à lui l'apatride, inextricablement lié à celui de la France : sa déchéance par le doute.
Que ferais-je si j'étais français ? Je me reposerais dans le cynisme.
Plus loin :
La France attend un Paul Valéry pathétique et cynique, un artiste absolu du vide et de la lucidité. Et puis : Si la France ne devient pas le pays des dangereuses subtilités, nous n'avons plus rien à en apprendre. Qui trouvera la formule de ses lassitudes ?
Formidable aveu de ce que Cioran sera et fera durant le demi-siècle à venir.

Mais qu'est-ce que la France ?
Une civilisation heureuse. Comment ne l'aurait-elle pas été, elle qui n'a pas connu la tentation des départs ? N'eût été Napoléon pour mener les Français à travers le monde, ils demeureraient la province idéale de l'Europe. Il a fallu qu'il débarque de son île pour les secouer un peu. Il a su donner un contenu impérialiste à leur vanité, également appelée gloire.

Or, la France, désormais incapable de produire des mythes et de croire à des idéaux, agonise de son « excès de vie ». Et se dissout dans un lointain universel :
Si, au soir de la civilisation gréco-romaine, le Stoïcisme répandit l'idée de « citoyen du monde » parce qu'aucun idéal « local » ne contentait l'individu rassasié d'une géographie immédiate et sentimentale, de même, notre époque — ouverte, en raison de la décadence de la plus réussie des cultures — aspirera à la Cité universelle, dans laquelle l'homme, dépourvu d'un contenu direct, en cherchera un lointain, celui de tous les hommes, insaisissable et vaste.

Le Français ne vit plus, il pense et cherche sa vie. Il meurt tellement qu'il ne pense plus qu'à préserver sa vie, l'étirer, la sauvegarder. Et ne pense plus qu'au bonheur :
La poursuite insistante du bonheur, le goût pour la parade du paradis, la volonté d'étouffer le noyau amer du temps, du coeur sont les preuves d'une profonde fatigue. Dans le souhait de s'épuiser dans l'immédiat, il y a le renoncement à l'infini. Rien n'est plus gênant que de voir une nation qui a abusé — à juste titre — de l'attribut « grand » — grande nation, grande armée, la grandeur de la France — se dégrader dans le troupeau humain haletant après le bonheur.

Il y aurait encore des centaines de choses à dire de cet essai prodigieux et sublime, qui ne peut que nous faire aimer davantage encore Cioran, mais le mieux est de lire De la France et de se sentir, à son tour, au moins quelques heures, éternel apatride.

3 commentaires:

Chr. Borhen a dit…

Bonjour Beuche.

Il existe une photographie - sans doute l'avez-vous déjà vue - qui figure "nos" trois roumains : Cioran, Ionesco et Mircea Eliade (l'image, due à Louis Monier, date de 1977).
Or, j'ai la nette impression que "l'intelligentsia germanopratine" a mis comme une chape de plomb sur ces trois-là, substituant Barthes à Cioran, le théâtre de Sartre (et d'Anouilh !?) à celui de Ionesco, et les travaux de Lévi-Strauss (et de Foucault) à ceux d'Eliade, une chape de plomb qui a joué tout son effet : nous immobiliser au ras des pâquerettes.
C'est dire si des cinglés de votre espèce sont plus qu'attendus pour nous ôter la colle des godasses.

Merci.

Beuche a dit…

L'intelligentsia n'acceptera jamais qu'un type seul et irrécupérable par quelque parti, doctrine ou mouvement que ce soit, puisse être aussi nécessaire qu'un universitaire (quand bien même il serait agrégé de philosophie, ce qui est le cas de Cioran).
Un Roumain, fauché, oisif, nihiliste, mais que vient-il dire son fait à la France ?! Et il habite le Quartier Latin, en plus !
Non non, un pitre bon pour les bobos, ça, voyons !

Beuche a dit…

Il faut un type couillu comme Finkielkraut pour oser le prendre au sérieux.
Les petites frappes snobinardes seront toujours effrayées par Cioran. Or, quelle meilleure arme contre l'effroi que l'ironie ?